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Mrs Brett a la grâce. La grâce du crochet. La grâce des aiguilles. Une vie durant à tricoter c’est long. Surtout quand on a 104 ans comme Grace Brett. A 104 ans pourquoi s’arrêter ?
Même si les bébés n’ont plus besoin de layette, même si leurs mamans ne mettent plus de châles, il reste les cabines téléphoniques pour leur faire des cagoules.
Les armoires sont pleines de napperons, les lits croulent sous les courtepointes, qu’à cela ne tienne ! Les bancs ont froid l’hiver. Pourquoi ne pas leur faire enfiler des paletots ?
Les cheminées ont bien leur dessus, les vieilles dames leurs dessous (roses). Et comme on est en Ecosse c’est toutes couleurs pétantes ! Grace semble n’en finir jamais de nouer et de renouer avec une tradition éprise de tartans, infiniment variants. De ses Scottish Borders, cette région située au sud du pays, entre Edinburgh et l’Angleterre, Grace Brett invente au fil du doigt les mâts totémiques.
Bien sûr notre époque, enragée à tout réduire à des poncifs, l’enrégimente dans la catégorie fourre-tout du street art. Et c’est vrai qu’elle participe ingénument au phénomène du Yarn Bombing qui se généralise. Mais est-ce sa faute si toute idée créative ne tarde pas à faire l’objet d’une exploitation industrielle aujourd’hui?
Que voulez-vous, elle aime que ses travaux soient vus par l’homme du commun sur le chemin de l’ouvrage. C’est ce qui compte. Et puis elle trouve que la ville est plus belle comme ça. Elle n’a pas tort.
D’une petite voix flutée, Grace commente son work in progress. Si la nature la laissait faire, elle tricoterait le monde entier pour le monde entier. Heureusement, elle est ancienne. On peut donc espérer qu’elle ne connaîtra pas la dégénérescence à laquelle ce type de pratique artistique collective est invariablement condamnée.
Encore un effort Grace par conséquent! Un bonnet de clocher peut-être ? Un cache-nez pour la lune ?
A Graveson, une maison… Ça commence comme une comptine où Chabaud rime avec Pozzetto. La maison est un musée au bout d’un petit canal.
Auguste Chabaud (1882-1955), artiste et enfant du pays, a peint celui-ci dans le style mi fauve mi-expressionniste qui fit sa renommée bien au delà de sa micro-patrie provençale.
Michel Pozzetto, sculpteur révélateur de formes encloses dans les outils de la terre, parle avec le même accent, vivant non loin de Graveson. Le musée « de région » Auguste-Chabaud a eu la bonne idée de réunir ces deux créateurs dissemblables mais complémentaires.
Le temps d’une exposition de fêtes sur laquelle je suis tombée par hasard juste avant le décrochage le 17 janvier 2016. La qualité de mes photos improvisées s’en ressent mais ce n’est pas plus mal d’avoir été déconnectée de Noël quand il s’agit de crèche.
Les Bouches-du-Rhône tiennent à leurs traditions mais comme partout celles-ci sont difficiles à renouveler. J’avoue que j’en avais soupé des marchés de santons où le pareil tourne en rond avec le même. Aussi me suis-je jetée sur cette affiche où les sujets d’acier, d’argile et de chiffon de Michel Pozzetto faisaient naître dans ma tête cette réflexion : « enfin une variation nouvelle sur un thème convenu ».
L’auteur de ces figurines d’une savoureuse rusticité peut bien ressembler à un gentil catcheur, ses œuvres murmurent la délicate chanson du travail et de la modestie, de l’expressivité sans fards et de la condition humaine.
Leurs visages approximatifs et résignés, leurs échines voûtées font penser aux personnages de Bernard Javoy ou à ceux du sculpteur suédois Döderhultarn.
Comme eux, Pozzetto gagne à ne pas adoucir son travail. L’avenir dira s’il résiste aux sirènes d’un public porté à le cantonner dans les normes de la « singularité » artistique ou de la virtuosité artisanale.
Lui qui pense que « si on n’est pas classé, on est déclassé », saura-t-il protéger son authenticité ? Trouver la bonne distance avec les visiteurs de son atelier qui divulguent étourdiment ses coordonnées sur le net ? Nous verrons.
Je tiens pour ma part que l’analogie secrète entre la forme des outils et la fatigue des corps qu’il a su révéler dans les personnages de sa crèche (où figure l’Abbé Pierre) est un petit trésor sur lequel il faut veiller.
Comme sur toute prouesse autodidacte. Ce trésor ne doit rien à la vitamine du sacré dont on a cru bon d’agrémenter cette exposition. Il émane de la Montagnette représentée par Chabaud sur un tableau qui servait de toile de fond à l’ingénieuse scénographie de cette crèche.
Pozzetto préfère insister sur des aspects plus essentiels, c’est à dire plus matériels. La recherche et le choix rigoureux des fers de bêches, pelles, binettes etc. Le respect de leur patine. Les courbures significatives du métal.
La manière dont les alvéoles des manches absents appellent le galbe des futures têtes d’argile. Là où nous ne savons pas voir, Michel Pozzetto par son regard nous apprend à regarder.
Rien ne vaut le jaillissement : source et son, « l’ur-sprung » qui dégage le bastringue culturel et normatif.
Lorsqu’en août 1954, il grave en trio (Peter Ind à la basse, Al Levitt à la batterie) les 3.30 minutes dérisoires et essentielles de Time On My Hands, ce standard dont on pouvait espérer moins que rien, le pianiste canadien Paul Bley n’a que vingt-deux ans.
Rien ne laisse deviner la suite : et que je te la jouerai post-bop, incisive et décalée, floue et incertaine, dissonante et informelle à foison…
Ah ! vous croyez que ça va se formater en musique d’ambiance ou référence pour bobos dégrossis… Et ta soeur… Non, ça va partir en couille maîtrisée, en permanence sur les bords, en équilibre instable et toujours chantant.
Rien, je disais, ne laisse deviner la suite. Et pourtant, faites confiance à votre oreille qui n’a pas de paupière : ordonnance, rythme, conduite et registre des voix – oui, les voix, comme dans une fugue ou un prélude de papi –, présence physique, chant…
Et ces notes détachées, affirmations hésitantes, gouttes creusant la même pierre accueillante : naturelles, inévitables, irréfutables – et que je te les détache bien (ploc) dans leur fragile aura sonore pour te prouver que cela sonne comme ça doit sonner et pas autrement, que la note advient, qu’elle appelle les suivantes, et que c’est leur juxtaposition ordonnée par le corps qui produit et ré-enchante la mélodie… Sans oublier cette petite transe lorsque les notes réunies, coagulées en caillots harmoniques, grêles et jouissifs, viennent ponctuer Dieu sait quoi (le paradis d'être là, peut-être ?).
Paul Bley, donc (1934-2016). J’ai aimé le saluer ainsi, dans un taxi, en apprenant sa mort : en écoutant, sidéré, ce standard aux fragiles, élégantes, émouvantes pattes de Bambi.
C’est à Tony Duvert, écrivain « maudit » et trop oublié, que nous devons d’avoir pris conscience de l’intérêt porté par Jean Dubuffet à Robert Pinget, auteur quelque peu hermétique du courant littéraire baptisé Nouveau Roman.
Une citation de La Parole et la fiction, à propos du « Libera ». Elle m’échappe pour le moment, n’ayant pas sous la main cet essai de Duvert publié chez Minuit en 1984.
(Ohé, les érudits !..). C’est agaçant.
Retour à Duvert, l’ouvrage de Gilles Sebhan que Le Dilettante a publié à la fin de 2015, m’offre cependant l’occasion de me consoler. Et de mettre en évidence, chez l’auteur de L’Enfant silencieux, une sensibilité particulière à des faits artistiques incontestablement interstiCiels. Gilles Sebhan dans son livre sur la vie mystérieuse de Tony Duvert donne la parole à des témoins qui ont fréquenté celui-ci à diverses époques.
Jean-Paul Veyssière, avant de devenir libraire de livres anciens, avait créé à Tours la Buvette du Petit Faucheux (qui s’en souvient ?). Café, restaurant, théâtre, bouquinerie, c’était un lieu de rencontre « entre gens du quartier pour une bonne part immigrés ou marginaux invétérés ». Tony Duvert le fréquenta de 1976 à 1981. A son propos, Veyssière évoque un autre habitué du Petit Faucheux : « René Millet, ancien maître d’hôtel à Nice, alcoolique et clochardisé, quasi résident de ces lieux – bien qu’ayant une petite chambre rue Etienne-Marcel à deux pas, dont il avait couvert murs et plafonds, sans laisser un centimètre vacant, de femmes nues découpées dans Lui ou Playboy. Tony lui a rendu plusieurs fois visite et le comparait au Facteur Cheval ».
Voilà ce que serait l’art inopiné, selon Pol Bury, en l’absence de musées pour le recueillir.
Rose comme une tranche de jambon son Guide paru au Daily-Bul en 1988 énumère ces hauts lieux du pâteux, du résidu, du trou, de la décharge, de la désuétude, du raccourci, du vacant etc.
Musée de l'Encoignure, Birmingham (Michigan)
« (...) les plans du musée -et sa construction- tiennent compte, à chaque étage, de la bissectrice du parallélogramme qui (...) est déterminante dans toute architecture qui se respecte. »
Musée du Juste Milieu, Fontainebleau
« On observe l'artiste dirigeant du doigt le travail du burin à manche (...) »
Comme le dit très bien Pierre Jourde, dans Le Loufoque comme exercice d’épuisement : « La mise en relation texte-image sert ici à dégager une hyperspécialisation qui s’englue ».
Si vous êtes échaudés par la magie de Noël, donnez sa chance au cas Pierre Billon et relaxez-vous 5 minutes devant La Bamba triste, un des clips les plus calamiteux de l’histoire des tubards (les nanars des tubes). Années 80 « vintage », s’il vous plaît !
On tousse un peu forcément si on ne parvient pas à éclater de rire immédiatement. Ne vous laissez pas abattre par la nullité, ne craquez pas au bout de quarante secondes, attendez que ce monsieur claque une fois dans ses mains et balance de la fausse neige… Ce clip n’aurait pas coûté cher si ce n’est toute cette cocaïne gâchée, franchement… Une boucherie blanche. Vous avez tenu le coup ? Fort bien. Maintenant votre récompense : une séquence d’anthologie avec plongeon et piscine fumante…
Certes, il y a l’incongruité du clip, sa post-production accablante et son subtil décalage de son, mais il y a surtout le sens de la chanson rehaussé par de merveilleux sous-titres phonétiques (pour karaokeurs bien accrochés).
Faut pas croire, ce Billon possède son Gradus sur le bout des doigts… Si, si. En témoignent les palanquées d’oxymores qui jonchent le texte : Bamba triste, Marseillaise en mineur, Clip muet, etc. Les allitérations en F « Je flippe, je flashe », en T « autodidacte sans tact ». Et puis ce vers d’une grande fraîcheur « Je suis cool et j’ai les moules ainsi que les boules, maman » à pleurer sa mère, donc !
La quintessence étant ces jeux de mots amphigouriques : « Ecoutons hydrophilement » ou bien encore le somptueux « Plutôt mourir que Pluto Mickey », my favorite ! Un grand millésime avec tout ce qu’il faut de chœurs en amerloque (et hyper mode : gros sweat capuche et bandeau Toutoutouyoutou) et même trois mots d’allemand.
Une dernière chose au-delà de tous mes vœux qui vous accompagnent. I Have a Dream... Je voudrais que celles ou ceux qui se risqueraient à nous faire un commentaire sur ce blog me promettent par écrit de ne pas trop regarder ce clip… Il faut savoir que Bobby Lapointe se retourne dans sa tombe à chaque fois qu’on le visionne. Alors merci pour lui... Personnellement, j'ai fait ce billet de mémoire.
Emmanuel Dériennic (à G) et Pierre Maunoury à l'hôpital de Quimper.
Un document qui nous vient des années soixante à Guingamp. Deux types visiblement contents l’un de l’autre. Sont-ils pas bien là, décontractés sur un banc ? Toile de fond en « broderie bigoudène qui viendrait de Mandchourie ». Emmanuel le Calligraphe et Pierre Maunoury qui le découvrit. Le premier retrouvera plus tard son nom véritable : Emmanuel Dériennic. Le second s’illustrera sous le pseudonyme de Joinul.
Gibier d’hôpital tous deux. L’un « fou », l’autre « psychiatre ». Liés par une vraie complicité. Seule différence : les chaussures d’Emmanuel sont mieux cirées que celle de Pierre. On leur pardonnera. De tels portraits sont rares. Maunoury comme Michaux étant rétif au selfie.
Fanch Le Pivert, le journaliste de L’Écho de l’Armor et l’Argoat, à qui nous devons cette redécouverte mérite nos félicitations intersticielles. D’autant que son article ne nous accable pas avec des considérations sur la cote galopante de l’artiste sur le « marché de l’âârt » mais informe utilement sur le destin si original d’un enfant du pays.
« Un jour j’ai apporté ma guitare à l’école et je me suis vu entouré de nanas. Wow ! Il a une guitare. Avoir une guitare à l’époque, c’était quelque chose… Tous ces intellos qui se la pètent et qui veulent délivrer un message… Bullshit ! Ils veulent coucher avec des nanas, c’est tout ! »
Lemmy Kilmister (1945-2015), fondateur de Motörhead.
Médaille en chocolat à Michel Scognamillo qui a mis cette perle sous le nez de l’ii.
On pourrait croire que les bergers sont des santons qui passent leur temps à faire du baby-sitting en attendant des people couronnés. Il n’en est rien. Et il est bon de se rappeler que leur condition était moins pastoralement idyllique. Aujourd’hui avec les smartphones ça va mais jadis l’isolement auquel leur métier les exposait ne devait pas être d’un rose Marie-Antoinette.
Certes, la solitude les conduisait à l’art. Ils sculptaient le bois, sifflaient, vocalisaient, jouaient de la flûte comme personne. Mais elle engendrait aussi des frustrations. Pulsions sexuelles et pulsions d’art se combinaient alors.
Comme dans la légende de la Sennentuntschi tombée de la montagne grisonnaise qui n’abrite pas que des Heidi. Dans l’imaginaire des Alpes la Sennentuntschi désigne cette poupée de paille et de bois que les bergers confectionnaient pour assouvir leur besoin physique. Un sex toy rustique-moderne en quelque sorte. Un mannequin-fétiche qui fait penser à celui qu’Oskar Kokoschka fit fabriquer après sa rupture avec Alma Mahler.
Le problème c’est que la poupée d’amour de la légende suisse-allemande finissait par s’animer d’une diabolique indépendance et à se retourner contre qui avait abusé d’elle. Moral ! Jusqu’au 21 février 2016 le Rätisches Museum de la ville de Chur (Coire en français) consacre une exposition aux Sennentuntschi.
Un thriller d’horreur du réalisateur Michael Steiner a, en 2010, porté au cinéma la créature érotique et meurtrière des alpages. Une vampirique affiche, réalisée par Ernst Oppliger d’après des motifs traditionnels en papier découpé, nous confronte avec le regard charbonneux de cette Cruella de la montagne.
Au théâtre, une pièce fut aussi tirée de la légende par le dramaturge suisse Hansjörg Schneider en 1971.
Qui voudra en savoir plus sur la Sennenpuppe ou sur d’autres aspects de l’érotisme lié au pastoralisme et à la transhumance aura intérêt à consulter (comme moi) l’article de l’ethnologue Guillaume Lebaudy paru dans la livraison du printemps 2015 de la revue L’Alpe (Glénat / Musée Dauphinois) intitulé : Le Sexe de l’Alpe, numéro (presque) érotique.
Empruntons lui pour finir ce photo-relevé de Nathalie Magnardi donnant à voir des nus et une scène primitive gravés sur des roches dans le secteur du pic des Merveilles.
Liza, voyante à Nonancourt. Il y a 28 ans déjà, la Pensée Universelle publiait, sous ce titre, un récit « écrit avec énormément de pudeur et de sensibilité » relatant la vie d’une jeune Normande que son « don » condamnait à une « éternelle solitude ».Tout le monde a feuilleté un de ces livres issus de l’édition à compte d’auteur. Les mémoires, les souvenirs, rédigés dans une langue châtiée et dans le respect scolaire des modèles du passé n’y sont pas rares.
Celui de Liza déroge à ces critères. Il frappe par sa minceur. Il fascine par le côté terre à terre de son propos. Il déroute par son manque de relief associé à une simplicité d’expression parfois boiteuse. La banalité poussée à ce point prend des allures de style. La modestie de Liza se dope aux symboles. Son pseudonyme emprunte au vocabulaire de l’église byzantine.
Liza la Nonencourtoise ne s’en situe pas moins au delà de la naïveté. Dans un territoire mental qui est celui d’une femme ordinaire quand elle se dote d’un pendule pour explorer son désert affectif. La couverture de son livre atteste de son narcissisme. Elle insiste sur son confort et sa parure, parle de ses « cheveux courts remplis de mèches blondes », de sa moquette, des disques qu’elle possède « en allant du slow au rock ». Ses vêtements choisis (« qu’il s’agisse de dessous ou de vêtements extérieurs »), sa « peau toujours bronzée », son « maquillage superbe », lui donnent « une allure de P.D.G. ».
Alors que la plupart des auteurs s’efforcent de rechercher le lyrisme, l’histoire ou le pittoresque, Liza cultive une platitude qui serait désespérante si elle n’était candide. Liza prend sa douche. Liza fait ses courses. Liza « mange régime ». Pour la relation minutieuse des détails triviaux du quotidien, Liza a le chic ! Avec sa fille, « sa seule joie de vivre » après « un mariage raté » et « une union libre affreuse » Liza regarde « à la télévision la messe qui est diffisée (sic) » le dimanche.
Mais ce qui revient comme un leitmotiv sous sa plume ce sont ses déboires amoureux. Les hommes qui lui plaisent ont peur qu’elle soit « sorcière ». Les hommes à qui elle plait ne voient que « l’intérêt matériel » qu’elle « possède ».
« Ils étaient prêts à entrer dans mes meubles tellement mon intérieur leur plaisait » précise-t-elle innocemment. Liza tond le gazon. « Dans la vie il faut bien se dire qu’il n’y a pas que l’acte sexuel qui compte (…) ». Il y a eu ce « rêveur » qui s’amusait à téléphoner des nuits entières, « c’était sa façon de flirter ». Il y a eu ce dentiste qui ratait ses plombages et qui « prenait un plaisir » à lui « redonner d’autres rendez-vous » Et puis cet « amoureux fou » qui « n’aimait pas travailler ». Liza a vécu 3 jours avec lui. « Que voulez-vous faire avec un homme sans avenir ? ». Liza l’abandonne. Le beau gosse la harcèle. Il s’introduit chez elle. Liza s’enfuit. « C’est alors que je fis un faux pas et me foula (sic) la cheville, je tombais sur la moquette ».
On peut sourire. Nul ne doit mépriser. Tout au plus peut-on s’étonner que Liza ait choisi le support du livre pour des confidences dignes des potins de la commère. Cette chronique provinciale d’un bonheur minimal et instable révèle une fragilité touchante et menacée : « partir en vacances pour être cambriolée au retour ce n’est pas la peine je connais les gens qui me guettent à ce sujet, normal, je suis voyante (…) ».
En cette fin d’année, offrez-vous du triple B et visionnez l’épatant Bad Boy Bubby, un film de Rolf de Heer qui nous vient d’Australie et qui a raflé plusieurs distinctions à la Mostra ! Qu’est-ce que je faisais en 1995 pour être passée à côté de ce chef-d’œuvre ?
Bad Boy Bubby c’est d’abord la découverte d’un acteur démentiel au sens premier du terme : Nicholas Hope. Doté d’un physique de western spaghetti, visage buriné et yeux bleu délavé, il était a priori incompatible avec le rôle de Bubby.
Pourtant, dès les premières minutes, il accomplit des prouesses de jeu remarquables, notamment grâce à une mâchoire indépendante de son visage qui n’est pas sans évoquer celle d’un Jack Nicholson. C’est la merveille ! Une performance hors du commun, bien aidée d’ailleurs par tous les autres acteurs du film.
Ne vous dérobez pas aux premiers instants, poursuivez ! Vous ne le regretterez pas… Bubby apparaît pour la première fois, nu, les pieds dans une bassine de fortune. Cheveux hirsutes et longs, crâne et tempes dégarnis. Sa mère le rase comme un homme et le lave comme un petit garçon.
Depuis 35 ans, elle le maintient en enfance à coup de trique et de préceptes religieux pour simplet. Ils vivent dans un réduit de deux pièces sans lumière du jour et, quand elle doit sortir, elle enfile un masque à gaz factice pour lui faire croire que l’air du dehors est toxique.
Petit crucifix sans tête, seul ornement au mur. « Dieu voit tout ce que tu fais et il va t’écraser… » Il n’y a rien à faire, pourtant. Rien d’autre que de torturer un chat malingre. Rien d’autre que de se faire chevaucher, tous les soirs, par une mère cinglée, redoutable bigote lubrique. Moments plus calmes où Bubby a le droit de la maquiller ou bien d’enfiler ses robes pour l’imiter à la perfection.
La mère fait du caramel et le verse délicatement dans des collerettes de papier d’un blanc immaculé perturbant, au milieu de toute cette crasse. En son absence, Bubby doit rester immobile sur une chaise toute la journée devant ces douceurs auxquelles il ne peut toucher. Coup de théâtre, le père un minable escroc revient habillé en prêtre de pacotille…« Pourquoi l’avoir prénommé Bubby ? » La mère rétorque qu’elle attendait son retour pour donner un prénom ! Aussitôt, la situation est changée. Sous la coupe du père, la mère néglige son Bubby, elle en oublie presque de le violenter.
Après un acte libératoire, Bubby enfile la panoplie du paternel, le col blanc de « pope » et se fabrique une étrange barbe avec du caramel et un peu de ses cheveux coupés. Un autre film commence. C’est dans cet accoutrement qu’il sort dehors pour la première fois de sa vie. Pleine nuit lynchéenne sur les docks du port d’Adelaïde. Il croise une petite chorale de l’armée du salut dont le chant le fascine. Il découvre la pizza. Il n’a pour langage que les phrases ordurières qu’il a entendues toute sa vie et qu’il replace de façon incongrue et décalée, ce qui donne lieu à des scènes très burlesques. Sans malice, il touche les seins de chaque femme dotée d’une poitrine opulente. Certaines seulement s’en trouvent heureuses.
Il fraye avec un groupe de rock désargenté. La musique lui ouvre le monde. Petit à petit, son champ d’expressions et d’attitudes s’étoffe.
Scène d’anthologie où il retrouve le groupe de rock sur scène dans un bar. Le guitariste lui tend le micro. Bubby accomplit alors une prouesse vocale, une improvisation naturelle à base de miaulements, de cris et une bordée d’injures scandées avec un sens inné du rythme. Il devient le performer « pope », s’inventant sur scène une identité autre. Plan resserré sur son visage éclairé magnifiquement par des poursuites changeantes. Deux autres performances « live » suivront, avec un flow tout aussi jubilatoire.
Dernier volet : la rencontre dans un parc avec des handicapés. Bubby a désormais assez de mots à lui pour traduire les émotions de personnes bouclées en elles-mêmes, tout en restant un grand enfant dans l’âme qui va à l’essentiel : le toucher, le manger.
La fin extraordinaire ne se dit pas.
On attend une sortie dvd - digne de ce nom - et qui respecte la bande-son si élaborée.
Il suffit de lire pour voir que des faits intersticiels se cachent dans les livres. Même les plus fameux. Même ceux que la critique savante a propulsé une fois pour toute sur une seule orbite littéraire. Et qu’on n’a plus besoin de lire parce qu’on se contente de leur réputation. Ainsi de Sarrasine d’Honoré de Balzac, cette icône de l’ambiguïté sexuelle depuis le brillant S/Z de Roland Barthes.
Rencontrant cette nouvelle aux Puces le dimanche, sous sa couverture de bure de l’édition Skira (1947) qui ferait penser à la robe de chambre de Balzac (n’était le portrait par Albert Marquet dont elle est ornée) comment ne pas tomber, au hasard du feuilletage, sur ce passage où est évoquée la jeunesse rebelle de l’amoureux de la Zambinella, diva et castrat :
« Au lieu d’apprendre les éléments de la langue grecque, il dessinait le révérend père qui leur expliquait un passage de Thucydide, croquait le maître de mathématiques (…) et barbouillait tous les murs d’esquisses informes. Au lieu de chanter les louanges du Seigneur (…), il s’amusait, pendant les offices, à déchiqueter un banc; ou quand il avait volé quelque morceau de bois, il sculptait quelque figure de sainte. Si le bois, la pierre ou le crayon lui manquaient, il rendait ses idées avec de la mie de pain. (…) Il laissait toujours à sa place de grossières ébauches, dont le caractère licencieux désespérait les plus jeunes pères; et les médisants prétendaient que les vieux jésuites en souriaient. Enfin, s’il faut en croire la chronique du collège, il fut chassé, pour avoir, en attendant son tour au confessionnal (…), sculpté une grosse bûche en forme de Christ. L’impiété gravée sur cette statue était trop forte pour ne pas attirer un châtiment à l’artiste ».
C’est derrière la statue de Diderot, une petite rue presque oubliée de la province germanopratine. Dans ce segment préservé d’une voie raccourcie, gîte la Librairie Paul Jammes, un peu à l’écart du bruit du boulevard voisin. Ce vénérable et très actif établissement, constitue à lui seul l’attrait principal de la rue Gozlin.
Le photographe André Kertész a consacré en 1975 un album à ce fleuron humaniste situé au 3, du côté droit quand on vient de la rue Bonaparte. Zoomons sur la façade.
Si la déco intérieure et l’éclairage de la librairie sont cosy façon moderne, les vitrines ont eu le bon goût de rester les mêmes au fil des rénovations indispensables. Zoomons sur les vitrines.
Toujours quelques beaux livres d’autrefois choisis pour la curiosité du passant qui veut bien un moment se déconnecter de son i-phone. Tiens, un nouveau catalogue ! « Un catalogue Jammes c’est toujours un événement » dit la rumeur du sixième arrondissement. Je me suis payé le luxe d’entrer dans la boutique.
L’élégante couverture du catalogue, en Didot des familles (la belle typographie est assez le genre de la maison), promettant, entre autres, des Fous littéraires.
Une partie non négligeable -75 numéros exactement- est consacrée en effet dans cette 294e cuvée de la Librairie Jammes aux chers oiseaux rares de Raymond Queneau.
On y retrouve quelques vedettes du genre : Berbiguier de Terre-Neuve du Thym et ses Farfadets,
Jean-Pierre Brisset et sa Science de Dieu qui se cultive « à l’heure du thé au logis » [Théologie], Nicolas Cirier dont l’Imprimerie Royale se sépara parce qu’on lui reprocha de ne pas avoir l’œil typographique.
J’en passe et des non moindres.
Mais ce qui a retenu surtout mon attention c’est un manuscrit en écriture cryptée dont une double page calligrammatique est reproduite dans le catalogue Jammes.
Citons la description de cet étrange opus dont l’auteur a nom Rinzi : « Pour rédiger ce texte, il a inventé un nouvel alphabet où se mélangent des lettres grecques, des signes empruntés au chinois ou à l’astrologie, et quelques inventions personnelles. (…) pour accentuer le caractère hermétique de son texte, Rinzi l’a rédigé en lettres minuscules presques illisibles, même avec une loupe : environ 100 lignes à la page ». On est précis chez Jammes et le rédacteur de cette notice de présentation indique qu’il serait « peu honnête » de « classer d’office » Ernest Rinzi « parmi les fous littéraires et pourtant, il semble appartenir à la classe des cerveaux mystérieux, étrangers et mystiques ».
C’est vrai que son nom ne figure pas dans la Somme d’André Blavier qui fait autorité en la matière. Que ce soit dans la première édition chez Henri Veyrier (1982)
ou dans sa refonte, très augmentée, parue aux Éditions des Cendres en 2000.
Même si l’œuvre de Rinzi ne rencontra sans doute jamais « le moindre écho ». Même si elle nous arrive parfaitement indemne de « reconnaissance », n’ayant nullement été « reconnue comme valable par un autre individu » pour reprendre le vocabulaire des Enfants du limon.
Vierge en quelque sorte.
Ernest Rinzi est mentionné par contre dans le Bénezit, ce dictionnaire des peintres et sculpteurs cher aux antiquaires. C’est que Rinzi (1836-1909) est un miniaturiste anglais assez connu.
De ce point de vue on pourrait rapprocher sa démarche de celle du graveur (et ami de Zola) Fernand Desmoulin. Portraitistes mondains au grand jour et artisans du mystère dans la nuit de la création.